Lundi 3 février 2014 à 1:42

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Dimanche 23 septembre 2012 à 0:55

Vingt-et-une heures.

Ingrid est en cuisine, à préparer pour tout le monde une spécialité malgache dont j'oublie sans arrêt le nom. Il y a longtemps que je n'ai plus écrit. Non que le désir de le faire ait manqué. Mais la vie d'ici me boit toute, si bien qu'en fin de soirée je reste vidée, à plat ventre, muette et sans pensée construite.
Il n'y a plus de vie d'avant. Dès le mois de février dernier, j'ai senti comme l'amorce d'un grand basculement - pourtant rien ne semblait encore changer. J'ai passé des semaines à travailler l'effondrement et les façons de s'en soustraire. Travailler l'effondrement, oui ; à deux mains, les bras immergés. Tomber dans des bureaux, dans des salles d'attente, à des guichets, sur un trottoir, tomber et passer au-delà d'une sorte de voile terrible. Il y a eu l'essoufflement, le collier de zéros pour non présentation aux examens, la bourse d'études en péril, les bruits de ville insurmontables et la peur de soi-même, qui est la pire, peut-être, car sans échappatoire possible - ce corps qui d'un geste définitif et incontrôlable me prendrait en traître. Et toute la vie ainsi tremblante. Et puis la voix de T. au téléphone, partout, toujours, au point qu'elle m'est ce soir encore logée en salle précieuse du cœur. Il y eut les mains tendues de l'assistante sociale, du psy et de la médecin. Des lettres difficiles, des coups de fil, et le papier vert à porter de bureau en bureau pour tampons et dérogations.

Il y eut « la nuit verte aux neiges éblouies, baiser montant aux yeux des mers avec lenteur »,

mille autres poésies encore pour me rattacher à la vie,

le trottoir de Magny que je connais par cœur jusque dans ses rainures et ses sillons profonds ; j'en sais aussi les caniveaux, la moindre bouche à incendie, chaque lampadaire, la hauteur des bagues métalliques sur les poteaux en bois et le lieu de chaque trou sur le tronc des platanes du square, la place préférée des corneilles (que j'exècre), celle des tourterelles ; où vit la pie, où se cachent les moineaux, quand fleurit tel ou tel buisson, quelle voiture est d'ici ou non, quel voisin rentre tôt, quelle branche manque, quelle feuille a poussé ; le chant de la langue turque par-dessus la rue quand les gens s'interpellent ; une tache précise ici, là une fissure dans le mur ; ces deux cent mètres carrés de cage urbaine arpentés inlassablement en guise d'entraînement, j'en habite la voix, le refrain, le goût et la couleur, chaque détail y est inscrit comme une ridule sur ma peau et c'est par tout cela que Magny m'appartient un peu. J'en avais fait mon territoire. A chaque sortie plus loin, en ville ou au village, j'avais la sensation de me jeter à corps perdu contre des murs invisibles afin qu'ils cèdent et cessent de m'étrangler. Ces frontières m'étouffaient. J'aurais explosé de Magny, vomi Magny, partout répandu sans arrêt ses images et ses sons, les histoires de son atonie.

Je ne sais pas comment cette envolée loin de Magny a pu se réaliser. Des images en pagaille me viennent (juste après les bureaux et les comprimés de survie) de la douceur enveloppante du relief vosgien. Un berceau. Soudain, l'envie apprise au fil des mois d'aller me tuer quelque part, sans suicide pourtant – me tuer comme on part affronter une tempête noire, parce qu'il faut bien vivre ; ainsi, me tuer à la vie, l'envie m'a prise un jour un peu plus fort. Ce matin-là, je pars, le soleil passe les crêtes et me voilà debout dans le jardin des vieux Jacquots, le sourire à la main. Un enfant chat me frôle les mollets.

L'été s'avance ensuite en canicule. Je le vois haut, trapu, ses mains jaunes tassant la terre, un chapeau brûlant sur la tête. Il vient taper sur la voiture en route, en route comme si jamais la vie n'avait eu cours ailleurs qu'ici, c'est-à-dire que nulle part, dans la monotonie des autoroutes, entre un départ et un là-bas.

Je pense avoir détesté le sud-ouest en grande partie par mauvaise foi. J'écrivais de Biarritz qu'elle me paraît un entassement bordélique. « Ruche à touristes », « nappe à fourmis ». La campagne landaise m'a mieux plu, par une sorte de caractère aéré et de hauteur de ciel. Là-bas, tout semblait semé de soleil.
J'y ai rencontré la sœur de E.. Son nom m'échappe toujours, je le confonds avec Tolède dont elle m'a parlé tout un soir. Mais personne ne s'appelle Tolède, évidemment, personne.
Sa maison était incroyable. Je n'ai pas osé demander à la photographier parce que c'est une requête que je ressens comme intrusive et, de toute façon, contingente. A la place, sa maison, je l'ai dévorée du regard. Il semble que j'aie tout volé, qu'elle vive dehors ce soir, tant m'est présent encore cet aménagement de jardin ; et comment l'appeler, d'ailleurs ? Maison, jardin ? Comment ? Comment dire la pelouse au milieu du couloir, le ciel qui passe, et comment dire les pièces dispersées sans ordre au gré du jardin ? Comment dire les tapis posés à même la terre ? Et la chaleur montée du sol ? La nuit qui tombe sur les lampions et rampes lumineuses ? L'entrée aussi exiguë que celle d'une case réunionnaise, puis la cuisine murée de vitres et la véranda verte, et comment dire l'âme de ce lieu de vie, le visage ambigu qu'il portait comme un masque ; on ne savait plus bien si l'on était dans le jardin ou au salon. La question ne se posait pas de savoir si l'on devait manger dehors.

Et puis, sans comprendre de quelle façon c'est arrivé, me voilà dans cette chambre aixoise entre la route et la montagne, à porter quelque chose qui semble le corps de ma fuite.

Ce texte ment un peu : il fait semblant de la continuité, pourtant je me suis arrêtée pour aller au dîner. Ce qui est drôle, dans le fait d'être ici, c'est l'impression tenace de naître. D'être en naissance, plutôt. La rue me donne toujours des envies de hurler de peur, pourtant je ne crie plus ; parfois j'accepte ce rebord de mort en moi ; parfois je pleure dessus ; parfois je le photographie. C'est toujours un effort. Les autres me rassurent et m'effraient à la fois, pas explicitement mais dans le fait même qu'ils soient là. Leur sourire à ce point, est épuisant ; dans le même temps, ne pas le faire serait ingrat.
Il y a des soirées où je me sens moins seule qu'avant. Un peu comme si d'un coup, le monde régulier avait pris conscience de mon existence.
Et je me dis, parfois, entre deux peurs, qu'ici n'est qu'une étape du chemin qui passe à Sherbrooke pour aller se jeter dans les bras de la Suisse.

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